À l'origine de la dette américaine

 
Wall Street - Histoire de la bourse de New-York des origines à 1930, par Robert Irving Warshow

Wall Street - Histoire de la bourse de New-York des origines à 1930, par Robert Irving Warshow

 
 

Contexte : Robert Irving Warshow [1898- 1938] est un écrivain américain dont l’œuvre touche principalement à l’histoire de la bourse américaine, ainsi qu’à la vie des spéculateurs ayant perdu et fait fortune à Wall Street.

Le texte présenté ici est tiré du livre « Wall Street – Histoire de la bourse de New-York des origines à 1930 » publié en 1930.  On y raconte le contexte de la consolidation de la dette américaine en 1790.  La dette publique américaine consistait surtout à l’origine en des déclarations de dettes distribuées comme rémunération aux soldats ayant servi durant la guerre d’indépendance.  Warshow explique par quels moyens ces valeurs mobilières sont passées de la propriété du peuple, à celle d’un groupe de spéculateurs.

On comprend alors que sous sa forme de démocratie représentative, la république américaine est fondamentalement une aristocratie financière, où les principaux privilèges furent attribués dès sa constitution.  C’est par l’esprit de liberté régnant aux États-Unis que la mobilité sociale est possible.  Ainsi un citoyen moyen des États-Unis peut rêver qu’amasser une grande fortune lui permette de devenir un membre de la classe régnante.  Si les richesses ne parviennent pas à l’amener où il le souhaite, c'est-à-dire s’il ne parvient pas par ses privilèges financiers à passer de la haute-bourgeoisie à l’aristocratie, il peut encore rêver pour sa descendance.  S’il a effectivement une progéniture, il peut lui permettre d’étudier dans les plus prestigieuses et dispendieuses universités américaines qui constituent à certains égards une porte d’entrée pour la classe supérieure.

Si on se demande pourquoi les mouvements populistes semblent à toutes époques trouver des échos aux États-Unis, c’est un peu parce que l’histoire américaine est remplie de récits du genre…           

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Il en résulta une quantité formidable de papier, à la fois monnaies et titres, d’une valeur variable et minime, détenus pas des milliers de gens qui en ignoraient le prix.  Lorsque la révolution prit fin, les soldats reçurent un pécule et une prime d’un montant élevé, mais sous forme de titres.  Tout ce que présentait ce papier, c’était la possibilité de remboursement par le Gouvernement, s’il devenait solvable.  Après la guerre, il en fut peu questions pendant quelques années.  Les soldats retournèrent à leurs affaires et à leurs fermes, reprirent leur tran-tran journalier et, après vainement tenté d’écouler leur papier sans valeur, ils se résignèrent à cette perte. « Ça ne vaut pas un continental », devint une expression populaire, et l’on pourrait en dire autant, à des degrés divers, de la masse d’autre papier émis par les États et le Gouvernement américains. 

Dès qu’Alexandre Hamilton fut devenu Secrétaire du Trésor, le bruit courut parmi les hommes politiques et les riches négociants des grandes villes de l’Est qu’un effort allait être tenté pour faire adopter par le Congrès un projet de loi visant à rembourser au pair tous les certificats et valeurs du Gouvernement.  Nombre de ces hommes, politiciens professionnels et spéculateurs nés, virent la possibilité de réaliser une vaste opération.  Dans les villes de l’intérieur, ce papier, n’ayant pas cours dans la circulation, était considéré comme sans valeur.  Les bruits relatifs au remboursement furent discrètement contrôlés par les intérêts financiers, et plusieurs groupes indépendants, s’appuyant sur les renseignements obtenus, se mirent à centraliser des capitaux.  À cette époque, les nouvelles se répandaient lentement et même après que le rapport d’Hamilton sur le remboursement eut été présenté au Sénat, des mois s’écoulèrent avant qu’on l’apprît à l’intérieur.  Dans ces conditions, il y avait de formidables possibilités de pillage et de butin.

La nomination d’Hamilton avait été annoncée en septembre 1789.  Avant la fin de l’année, trois syndicats distincts s’étaient constitués à New-York, à Philadelphie et à Boston, en vue d’acquérir tout le papier disponible à des prix fortement dépréciés, en prévision du remboursement.  Un membre du Congrès, qui avait la confiance d’Hamilton, affréta deux bateaux rapides qui appareillèrent aussitôt pour le Sud, armés d’espèces sonnantes, et destinés à happer tout le papier en vue.  Il fallut bien peu de temps pour que les porteurs primitifs, soldats, agriculteurs et commerçants, qui avaient reçu les titres du gouvernement, fussent laissés en possession d’un petit peu d’argent, tandis que les valeurs étaient centralisées dans les grandes villes.  Les syndicats, composés principalement de riches particuliers liés avec des membres du Congrès, attendaient la hausse.

Il n’est guère prouvé qu’Hamilton ait trempé dans cette affaire.  Il avait foi dans la valeur de ses projets et n’admit pas que la duperie spéculative qu’ils avaient permise pût le détourner de son objectif.

Quel qu’ait été le rôle d’Hamilton, il n’est pas douteux que ses projets financiers pour le nouveau gouvernement furent la cause directe de cette spéculation organisée, qui eut pour effet de dépouiller des milliers de petits porteurs au profit de quelques personnages influents, jouissant de la confiance du Secrétaire du Trésor.

En janvier 1790, la Chambre et le Sénat reçurent son « rapport ».  L’une de ses parties prévoyait la consolidation, au pair, de toutes les valeurs du gouvernement ; une autre stipulait la prise en charge, par ce dernier, des dettes des États.  La présentation effective de ce rapport fut le signal d’une nouvelle offensive des syndicats organisés pour accaparer tout le papier à des cours dépréciés, et entraîna également la constitution de nouveaux groupes qui, ne touchant pas de près à Hamilton, n’avaient pas connu plus tôt le projet de remboursement.  Même à ce moment, les porteurs de l’intérieur, sans contact avec les grandes villes, n’avaient aucune idée de la hausse de valeurs de leurs titres et les spéculateurs eurent beau jeu d’acheter des quantités de certificats à raison de 15 à 20 cents par dollar.

Le « rapport » fut accueilli avec une extrême surprise par certains législateurs, mais non par les spéculateurs qui garnissaient les galeries et envahissaient les couloirs.  Le Sénateur Maclay écrit dans son journal « qu’il en résulta maintes figures graves » et que, pour sa part, « il en était resté tout ébaubi ».  Des plaintes émanèrent de certains représentants élus, qui professaient des opinions démocratiques, et l’on entendit déclarer « qu’un comité de spéculateurs en certificats n’aurait pu concevoir le projet d’une façon plus conforme à leurs intérêts. »

Il était effectivement inique.  Proposer de rembourser les certificats du gouvernement en obligations au pair, productives d’intérêts, non seulement c’était assurer un profit absolu aux spéculateurs qui avaient acheté à bas prix, mais cela obligeait à trouver quelque forme d’imposition générale destinée à fournir les recettes correspondant à l’intérêt.  Ces impôts seraient acquittés en majeure partie par les soldats, les cultivateurs et les petits commerçants mêmes qui avaient cédé leurs valeurs avec une perte considérable.  C’était un arrangement déloyal, mais pour l’audacieux Hamilton qui voulait un gouvernement fort et stable, soutenu par les grands intérêts d’affaires, l’iniquité présente comptait peu.  Il était convaincu qu’il fallait un crédit public solide et, résolu à l’assurer, quelque puissante que pût être l’opposition et aussi logiques que fussent les objections.  Ce garçon, originaire des Antilles, et qu’Adams appelait « le rejeton bâtard d’un colporteur écossais », ne croyait ni dans les gouvernements démocratiques, ni dans les droits de masses.  Il mettait sa foi dans l’autorité des « gentlemen » et pour lui, ce terme impliquait le clan d’hommes cultivés, bien élevés et riches qui constituait l’aristocratie du jeune gouvernement.  Dès 1794, il écrivait à George Washington « qu’il avait appris depuis longtemps à tenir pour rien l’opinion publique. »  Les  projets qu’il formait à ce moment étaient absolument conformes à cette façon de voir.

Il n’y avait pas alors de Bourses organisées et la plupart des transactions sur les certificats du gouvernement étaient effectuées directement.  Il existait, à l’extrémité Est de Wall Street, un groupe de vendeurs aux enchères qui se mirent à jouer le rôle d’intermédiaires pour l’achat et la vente de ces titres, mais sans avoir de statuts.  Ce n’est qu’en 1792, alors que certaines actions de banques commencèrent à être négociées, qu’on tenta de créer une Bourse des valeurs organisée.

En attendant, dans tous les cafés de Wall Street, le projet de consolidation était le principal sujet de conversation.  « Je crains véritablement, écrivait Maclay, que les membres du Congrès ne soient plus mêlés que quiconque à ces opérations. »  C’était vrai, car une personne aussi distinguée que Robert Morris, principal agent législatif d’Hamilton au Sénat, et l’un des chefs de la révolution, se trouvait à la tête du plus grand syndicat créé pour spéculer.  Fisher Ames, Christopher Gore et Jeremiah Wadsworth étaient étroitement liés à d’autres groupes.  En fait, c’est Wadsworth, membre du Congrès du Connecticut, qui envoya des vaisseaux au Sud pour essayer d’y acquérir tous les titres disponibles.  Les bruits de marchandage cachés devinrent si persistants que le Daily Advertiser de New-York publia une information suivant laquelle, si le projet de consolidation d’Hamilton aboutissait, Robert Morris réaliserait un bénéfice de $ 18 millions, Jeremiah Wadsworth de $ 9 millions, et le Gouverneur Clinton de $ 5 millions.

À la Tribune de la Chambre, l’opposition contre la politique de remboursement fut acharnée et tenace.  Des contre-projets et des compromis y furent proposés et défendus.  Mais Hamilton tint bon.  Il était uniquement pénétré de l’idée de stabilité financière, quoi qu’il dût en coûter aux masses pour le moment.  Il n’écouta aucune contre-proposition, n’admit nul compromis.  Son parti, puissamment organisé, emporta toutes les objections et, son appareil législatif fonctionnant à merveille, la première partie du « rapport » fut adoptée.  Les valeurs du gouvernement devaient être remboursées et consolidées, et la voie était ouverte à la seconde mesure : la prise en charge des dettes des États.  Une joie très vive régnait dans les débits qui longeaient Wall Street où les spéculateurs avaient leur quartier général.  Les premiers « pools » spéculatifs aux États-Unis avaient heureusement réalisé leur première opération.

La seconde partie du projet d’Hamilton visait la prise en charge des dettes des États.  Les groupes spéculatifs détenaient autant de ces titres que de valeurs de gouvernement et, pour compléter le coup, il fallait faire passer également cette proposition.  Là, l’opposition était un peu plus forte car les puissants gouvernements des États du Sud, dont les titres avaient une réelle valeur, repoussaient l’opération de nivellement.  Le vote intervint le 11 mars, et Maclay nota observé « que l’équipage de la galère d’Hamilton s’était donné rendez-vous », et que « chacun était à son poste ». Une fois le vote acquis, la déroute régna au camp d’Hamilton.  Le projet était repoussé à deux voix de majorité.  Cette journée parut désastreuse pour les spéculateurs, car ils détenaient de grande quantité de ce papier et, si le vote n’était pas annulé, tous les profits antérieurs seraient balayés.  Mais Hamilton n’avait pas renoncé : pour lui il s’agissait simplement de remporter une autre bataille contre des drôles.  Car c’était un lutteur acharné.  L’opposition ne faisait qu’exciter sa soif de combat, et il résolut de faire aboutir sa politique de remboursement.  Une fois engagé, l’obstiné Hamilton décida de sacrifier telles autres décisions de parti qu’il faudrait pour s’assurer une victoire personnelle.

Les trois mois suivants s’écoulèrent sans grands changements.  Les « pools » conservèrent leurs titres.  Quelques vaillants esprits en rachetèrent même, confiants en la capacité et en la résolution d’Hamilton.  Mais les perspectives n’étaient pas favorables.

En juin 1790, Thomas Jefferson, Secrétaire d’État, arriva aux États-Unis, venant de France.  Hamilton n’avait pas réussi à emporter un plus grand nombre de votes en faveur de la « prise en charge », malgré ses actifs marchandages avec le parti d’opposition.  Jefferson lui permit d’atteindre son but.  Les conditions furent simples.  Hamilton avait besoin, pour assurer l’adoption du projet, d’une voix au Sénat et de cinq à la Chambre.  Jefferson revendiquait les capitaux pour le Sud, Hamilton voulait la « prise en charge ».  Le marché fut conclu.  Quoique le public pensât du résultat, Jefferson et Hamilton y gagnaient dans le domaine politique, et les spéculateurs au point de vue financier.  Une joie extrême régnait à Wall Street.  Le succès des syndicats était complet et, suivant l’expression de Maclay : « La spéculation essuya ses larmes des deux yeux.»